Alexandre Benalla n’est pas Machiavel

L’affaire Benalla ne révélerait-elle pas une forme de dérive morale de notre société au profit d’une superficialité et d’une médiocrité devenues principes de fonctionnement ? Y compris au plus haut sommet de l’Etat. Tentative d’explication.

Il y a dans l’affaire Benalla comme un parfum gênant d’amateurisme, de ceux qui ridiculisent une fonction et des institutions tout aussi vénérables que puissent être celles de la cinquième République. A croire que cet homme, sur lequel l’on a beaucoup écrit (ici encore…!) et beaucoup dit, lui-même se prêtant au jeu de l’interview et de l’audition devant la commission parlementaire pour expliquer les faits et gestes qui furent les siens lors du Premier Mai dernier. Et voilà que l’homme que l’on pensait loin des couloirs du pouvoir a été trahi par l’utilisation d’un passeport diplomatique utilisé dans le cadre d’affaires privées menées en Afrique. (Lire l’article dans lemonde.fr : https://www.lemonde.fr/politique/article) C’est à croire qu’Alexandre Benalla est devenu le mauvais génie de la présidence, la face cachée d’une campagne électorale menée tambour battant et d’une accession au pouvoir suprême aussi fulgurante que stupéfiante. Et que dire de l’exercice du pouvoir en tant que tel par Emmanuel Macron qui vit depuis plus de six mois dans la crainte d’un rebondissement de l’affaire, qui vient par ailleurs d’arriver, et la peur de nouvelles frasques de son ancien collaborateur, appelons-le ainsi.

Ombre et existence

Comment expliquer alors le cas Benalla avant d’en venir à l’affaire proprement dite qui reste somme toute assez banale ? Entre médiocrité et ambition, ego surdimensionné et soif de reconnaissance, Alexandre Benalla s’est immiscé dans la trajectoire de la comète Macron. D’abord en queue, invisible et inconnu, comme peuvent l’être ces hommes qui entourent les personnalités médiatiques, que l’on voit sans voir, des ombres que l’on oublie avant même de les avoir vues, ensuite en pleine lumière, un jour de mai 2018, arborant fièrement et de manière imbue et abusive un brassard de la Police nationale. Aujourd’hui révélée, la possession d’un passeport diplomatique par Alexandre Benalla vient confirmer une forme de toute puissance recherchée par cet homme longtemps transparent mais qui a su profiter de l’instant Macron comme d’autres, rares, avant lui ont su le faire pour donner sens à son existence. (Lire l’article dans le figaro.fr : http://www.lefigaro.fr/politique) Il y a dans cette manigance à grande échelle un certain talent. Certes nous ne sommes pas dans l’élégance raffinée d’Arsène Lupin, (reconnaissons que l’analogie est flatteuse et osée) mais elle confine à une vraie gageure. Pourtant, l’homme en question est-il réellement le seul responsable de cette nouvelles affaire, tout comme de la précédente ? D’aucuns crieraient que oui et à raison puisqu’il est censé être responsable de ces actes. Mais au-delà, ceux qui lui ont accordé leur confiance, lui ont laissé la bride sur le cou et délivré un passeport diplomatique sont tout aussi responsables que lui.

Hiérarchie et réalité

Et puis il y a aussi un autre coupable, invisible et pernicieux, (et pernicieux parce qu’invisible), que l’on qualifiera rapidement d’air du temps. Celui où la méritocratie républicaine a cédé le pas à la médiocrité institutionnalisée. Comment expliquer alors qu’un Alexandre Benalla, certes aidé par un entourage complice, ait pu se hisser à un tel niveau sinon de responsabilités du moins à un tel niveau au sein de la hiérarchie élyséenne au point d’être investi de fonctions diplomatiques représentatives que supposent la possession d’un tel passeport ? Car Alexandre Benalla n’est pas Machiavel et Emmanuel Macron n’est pas César Borgia (encore heureux soit dit en passant). Ainsi, l’affaire Benalla ne doit-elle pas occulter une autre réalité qui structure aussi et en partie notre société, celle d’une facilité nouvelle générée par le culte de l’apparence et de la superficialité où le contenant a remplacé le contenu, où la forme a dompté le fond, où la séduction du discours a remplacé le sens des mots et des actions. C’est aussi ça l’affaire Benalla.

Un gilet pour mieux respirer

Si le mouvement des Gilets jaunes semble marquer le pas, la contestation qu’il porte est aussi une bouffée d’oxygène pour une démocratie endormie qui a oublié ses origines révolutionnaires.

Est-ce l’approche des Fêtes de fin d’année, la lassitude, somme toute légitime des manifestants, ou les annonces du président de la République qui sont à l’origine de la faiblesse, toute relative cependant, de la mobilisation des Gilets Jaunes samedi 14 décembre à Paris ? Il n’y a pas ici, comme souvent d’ailleurs, une seule explication mais certainement la conjonction des trois paramètres et d’autres qui inconsciemment nous échappent encore. Pour autant, alors que le mouvement semble désormais plus proche de la fin que du début, et aussi éruptif qu’il fût, une chose est sûre : il y a en France aujourd’hui une frange de la population longtemps ignorée, du moins négligée, qui a fait trembler la République. Quoi que puissent en penser le Président Macron et le Gouvernement, la France a connu un de ses plus violents et profonds épisodes contestataires depuis de nombreuses décennies. Aussi désordonné qu’il ait pu paraître, le mouvement a confirmé la force d’une France avec laquelle il faudra désormais compter.

Récupération et pronostics

On peut comprendre le peu d’empressement du pouvoir actuel à répondre aux injonctions des manifestants qui appellent à une dissolution de l’Assemblée Nationale car au vue du mois passé, rien, absolument rien, ne saurait garantir un quelconque résultat dans un sens ou dans l’autre. Et que dire de la revendication portant sur un Référendum d’initiative citoyenne…Un autre enseignement à tirer de cette crise est le naufrage complet et total des partis politiques qui,avec ou sans finesse, ont essayé de récupérer un mouvement justement irrécupérable car décérébré, sans hiérarchie officielle ou tête pensante. Les Gilets Jaunes, et c’est leur force,sont insaisissables car protéiformes, imprévisibles car dénués de toute logique politique pré-établie. Invisibles dans les radars des sondages toujours prompts à jouer les médiums, transparents dans les discours politiques des partis actuels, les Gilets Jaunes ont déjoué tous les pronostics. Politiques, médias, sondeurs,chercheurs,….sont tous passés à côté. Les raisons : un mouvement aussi soudain qu’inconnu, aussi volatile qu’incongru qui s’est révolté contre une hausse jugée insupportable du prix des carburants. Les Français, peuple discipliné au possible, souvent prêts à tout accepter, avaient jusqu’à l’éruption des Gilets Jaunes, perdus leur âme révolutionnaire, elle-même sapée par la douceur du confort soyeux qu’apportait l’Etat-Providence et la société de consommation. Mais voilà qu’un jour de novembre, les oubliés de la croissance, les besogneux de la France d’en bas ont dit que cela suffisait. Il y a finalement quelque chose de rafraîchissant dans le mouvement des Gilets Jaunes, indépendamment des inacceptables et intolérables violences qui ont terni le mouvement, à savoir cet aspect enthousiaste et contestataire,révolté et presque candide. Naturellement d’aucuns argueront, et à raison, que l’on compte parmi eux des individus aux positions politiques extrêmes incompatibles avec l’idéal républicain. C’est juste et il conviendra dans les moins à venir à veiller à ce que les formations extrémistes ne capitalisent pas ce mécontentement à leur crédit. La prudence dans tous mouvements populaires s’impose toujours. Pour autant, les Gilets Jaunes ont été, et sont encore,une bouffée d’oxygène pour une démocratie, la nôtre, enlisée dans une routine lénifiante qui avait oublié à quoi pouvait ressembler une vraie contestation avec ses points positifs comme négatifs. Alors ne retenons que le positif !

La France de Macron et la France des Gilets Jaunes

La crise des Gilets Jaunes révèle l’existence de deux France que beaucoup opposent : Principes, histoire, croyances, ambition. Ni l’une ni l’autre ne cédera. Et l’issue de la crise de peut-être se trouver dans la disparition de l’un des deux.

Nombreux ont été et nombreux seront les commentaires écrits ou à écrire sur le mouvement des Gilets Jaunes. Il est probable que l’Histoire retienne sous le vocable de crise sociale lourde et majeure du quinquennat Macron cet épisode de contestation émaillé de violences sidérantes. Pourtant, avant des’intéresser à la trace que laissera cet épisode dans les mémoires, arrêtons-nous un instant sur le portrait de la France de 2018, celle d’Emmanuel Macron mais pas seulement la sienne car c’est bien là que le bât blesse. Tout au long de sa campagne électorale, Emmanuel Macron n’a eu de cesse de répéter de vouloir changer le destin du pays en réformant de l’intérieur un des plus vieux Etat du monde. Pour résumer le plus synthétiquement possible, sans tomber dans la caricature, l’homme voulait donner à la France les allures d’une start-up, moderne et connectée, jeune et dynamique,enthousiaste et prête à embrasser le XXIème siècle avec fougue et passion. C’était, et c’est très certainement secrètement encore son ambition.

Nouveau Monde et blocages

D’autres avant lui avaient essayé d’assimiler la France à une entreprise qui n’attendait qu’un gestionnaire à la poigne de fer, à l’image de Nicolas Sarkozy, qui on s’en souvient voulait « aller chercher la croissance avec les dents ! » L’image était originale mais l’homme a dû reculer et céder pour finalement quitter piteusement l’Elysée.Emmanuel Macron fort de cette expérience, pensait en revanche,épouser son temps et plonger la France dans le Nouveau Monde en faisant fi des réticences et des blocages, bref de l’Histoire d’un pays où la modernité côtoie encore de puissantes et profondes habitudes dont chacun jugera de la pertinence. Erreur de jeunesse ou infernale hubris qui lui attira la foudre des dieux ! Face au président quadragénaire, une population composite où se retrouvent partisans et détracteurs, indécis et indifférents, ces derniers peu portés sur la vie politique, souvent abstentionnistes,vivent globalement un quotidien terne et fade, loin des préoccupations du monde politique. Et ce sont eux qui constituent aujourd’hui l’essentiel du contingent des Gilets Jaunes, des hommes et des femmes dépassés par le monde et ses mutations, submergés par les nouvelles obligations dictées par l’adaptation forcée au processus de mondialisation au défi environnemental, terrifiés par la couleur libérale que le Président Macron entend donner à la social-démocratie qu’il défend.

Illusion et revendications

A l’arrivée, deux mondes qui s’opposent et s’entendent mal (Lire lemonde.fr www.lemonde.fr/politique/article/2018/12/08/)  D’aucuns évoqueraient une fracture sociale pour reprendre la dialectique de Jacques Chirac lors de la campagne présidentielle de 1995 mais le mal est certainement plus profond car deux France sont désormais en concurrence, le comble dans un monde où le marché fait loi. Espérer les réconcilier est illusoire car l’une et l’autre sont viscéralement attachées à leurs principes et leurs idées. Les Gilets Jaunes se vivent et se sentent victimes d’une marche en avant forcée vers un monde qui les terrorise car inconnu et dans lequel leurs croyances et leurs principes n’auraient aucune prise ; l’autre France, plus ou moins en adéquation avec le discours macronien sans pour autant renier les revendications des Gilets Jaunes, prête à franchir le pas à condition que celui-ci ne s’accompagne pas d’une chute trop violente, comprenez que les amortisseurs sociaux ne soient pas démantelés. In fine, un constat à l’interprétation cruelle s’impose : puisque ni l’un ni l’autre ne cédera, l’un ou l’autre devra disparaître. Mais lequel des deux ?

Condorcet au secours des Gilets Jaunes

Entre contestation protéiforme et absence de cohérence intellectuelle, le mouvement des Gilets Jaunes brille aussi par une certaine méconnaissance du système qu’il dénonce. Au risque de rapidement se décrédibiliser.

Alors que la France se déchire sur la question des Gilets Jaunes, sur les violences concomitantes au mouvement et sur le ras-le-bol fiscal qui étoufferait le pays, pourquoi ne pas s’attarder sur l’un des plus pertinents aphorismes de l’un des plus fertiles penseurs du XVIIIème siècle, à savoir Condorcet. « Il faut enseigner ce qui suffit à ne point dépendre », cette citation prend ainsi au regard des événements actuels et de la contestation qui l’épouse tout sons sens. Comment ? Et bien en analysant la portée du propos du mathématicien et philosophe, l’on devine combien celui-ci croyait et plaidait pour l’émancipation de l’individu par le savoir et la connaissance. Une fois libéré des chaînes de l’obscurantisme qui le retient prisonnier de l’ignorance, l’Homme peut ainsi accéder à un niveau de compréhension de son environnement et des évolutions de ce dernier. Or, à ce jour, nous entendons en France un discours somme toute assez flou, composé de revendications des plus farfelues aux plus réalistes mais toutes noyées dans un mouvement hétéroclite où prédomine une ignorance évidente du système pour lequel le pays a opté voilà des décennies.

Ignorance et punition

Ce système, dénoncé aujourd’hui, c’est l’Etat-Providence, celui qui permet à chacun de nous de profiter de services publics ou d’actions publiques diverses qui vont de l’hôpital à l’école en passant par les allocations sociales si utiles et vitales pour les plus démunis. Les exemples ne manquent pas. Et preuve de cette ignorance, le leitmotiv permanent des Gilets Jaunes prompt à dénoncer pelle-mêle les taxes et les impôts dans un même paquet qui n’aurait que pour but d’étrangler les populations. Rappelons-le, au sein d’un Etat-Providence, l’impôt et la taxe, pour reprendre la dialectique actuellement employée, n’ont rien de ponctions punitives mais sont l’illustration matérielle de la contribution financière de chacun à la richesse nationale en vue de redistribution. Certes, l’on peut arguer que le montant du prélèvement fiscal global est lourd en France (56% des revenus – Lire l’article sur lefigaro.fr : http://www.lefigaro.fr/impots) mais ce prélèvement, essentiel dans un Etat-Providence fait de la France un des pays les plus confortables du monde et des mieux lotis au point de vue socio-économique. Que le système en question recèle des failles, des gabegies, des erreurs voire des sur-impositions, personne n’en disconvient mais demander plus d’étatisme sans le financement par l’impôt est proprement impossible. Hurler à la dictature de la taxe et de l’impôt avait un sens en 1789 quand la richesse produite était ponctionnée à des fins purement personnelles sans la moindre optique de redistribution par le monarque absolu mais en 2018, le discours n’a plus de sens et de raisons d’être. Supprimer l’impôt ou les taxes reviendrait à tuer l’Etat-Providence, celui à qui l’on demande justement aujourd’hui plus d’efforts et d’interventionnisme. Et Condorcet dans tout cela ? Son aphorisme, fort à propos, est alors à considérer comme une invitation à la réflexion et l’étude, non celle qui pousse le chercheur et le penseur dans un univers déconnecté, mais celle qui incite chacun de nous à se pencher sur les fondements du système qui est le nôtre, à nous verser dans le texte et non dans l’insulte pour comprendre et non combattre un Etat-Providence non pas fatigué mais mal appréhendé. Précisons-le, il appartient à chacun de s’abreuver aux sources du savoir afin de donner corps à sa réflexion, car, associé à des violences fruits de casseurs obtus, le mouvement des Gilets Jaunes tend à se décrédibiliser.